Sous la récente agitation d'un Moyen-Orient très volatile s'étend la ligne de la faille géopolitique la plus profonde de la région : La rivalité datant de plusieurs décennies entre l'Iran et l'Arabie Saoudite. Cet antagonisme des temps modernes, enraciné dans des siècles d'inimitié sectaire, a été dépeint comme étant la «nouvelle guerre froide au Moyen-Orient ». L'invasion de l'Irak par les USA en 2003 a octroyé à la concurrence un ton plus déterminant de géopolitique régionale. Il a depuis, été stimulé par le soi-disant «printemps arabe» et les guerres civiles qui s'ensuivirent au Yémen et en Syrie. Et comme l'agitation se propageait, les deux parties soutenaient leurs alliés sectaires, propulsant les vains conflits de rancune ancestraux vers une dangereuse série de guerres par procuration en crescendo.
L'inimitié actuelle entre ces deux rivaux géopolitiques est alimentée en partie par le vide laissé par les États-Unis, qui, sous la présidence de Barack Obama, poursuivait une politique de désengagement de la région. Au cours des dernières années, l'objectif clair et sans équivoque de l'administration a été de délester les États-Unis à partir de ce qu'ils considèrent comme des engagements coûteux et douloureux dans une région qui offre peu d'espoir de réforme ou de changement significatif.
Cette stratégie peut être perçue dans le tramage de Washington en Syrie, et l'effondrement des positions de négociation de l'Amérique dans l'accord nucléaire signé avec l'Iran l'année dernière. Mais le résultat final, au grand dam de l'Arabie Saoudite et des autres pays arabes du Golfe, a été l'indéniable coup de pouce au pouvoir iranien, dur et fin.
UN IRAN EN PLEINE ASCENSION ... ET UNE RÉPONSE SUNNITE
Les évaluations, telles que celles du vétéran diplomate iranien Sadegh Kharrazi, encapsulent soigneusement les craintes des gouvernements sunnites de la région. Kharrazi décrit les pourparlers nucléaires : « La puissance de l'Iran est à présent à son apogée pour des siècles. La sphère d'influence de l'Iran s'étend de la Méditerranée à la péninsule indienne, du Kazakhstan au Yémen. C'est la raison qui a poussé les grandes puissances du monde à négocier avec nous depuis si longtemps et c'est aussi pourquoi nous avons réussi à parvenir à un accord qui garantit nos intérêts ». Cela a réverbéré au sein des états sunnites du Golfe, qui se sont depuis sentis obligés de prendre un rôle plus ferme dans la défense de leurs intérêts. Le résultat a été une exacerbation des tensions sectaires à travers le monde arabe.
Au cours de la dernière année, le concours régional issu de la montée de l'Iran a pris des dimensions nouvelles et dangereuses. Dans ce qui était autrefois des guerres par procuration, l'Arabie et les troupes iraniennes sont maintenant directement engagées dans le combat, bien qu'il se déroule dans des théâtres séparés. Les deux parties ont subi des pertes croissantes, preuve de la profondeur de leur engagement, sous les réserves d'une certaine vérité aux accusations que l'Arabie Saoudite « occupe » le Yémen et l'Iran « occupe les terres arabes » en Syrie.
Dans le premier cas, Riyad a longtemps considéré les rebelles Houthi, groupe chiite qui mène une insurrection contre le gouvernement yéménite, en qualité de proxy iranien cherchant à exploiter le ventre mou du royaume saoudien. Pour soutenir cette évaluation, les Saoudiens pointent le doigt vers la présence d'armes iraniennes pénétrant le pays, et les déclarations des gardiens de la révolution iraniens (CGR) qui comparent les Houthis au Hezbollah - client libanais de longue date de l'Iran. Vers la fin de 2014, l'alarme à Riyad avait atteint de nouveaux sommets après que les Houthis aient franchi leurs bastions dans le nord-ouest et saisi la capitale de Sanaa, forçant finalement à l'exil, le président soutenu par l'Arabie Saoudite, Abd Rabbuh Mansur Hadi. Cela incita l'Arabie Saoudite à forger une coalition de neuf pays arabes et de mener une guerre contre les rebelles. Le conflit qui en résulta a infligé de graves dommages aux Houthis, mais a également causé des dizaines de pertes douloureuses aux pays du Golfe, qui comptaient un ratio de plus de 50 soldats tués quotidiennement.
Parallèlement, l'Iran se trouve dans une situation analogue pour défendre un allié chiite contre une rébellion sunnite armée. Depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en Mars 2011, l'Iran a fourni à son allié proxy de longue date, le régime du président Bachar al-Assad, une aide financière et militaire, incluant le déploiement d'afghans, de Pakistanais et de milices chiites libanaises pour renflouer les rangs décimés de son armée. Son proxy le plus capable, le Hezbollah, a pris un rôle de premier plan dans la lutte contre l'opposition syrienne, dépêchant 8.000 soldats à la porte d'à côté avec quelque 1000 (peut-être plus) qui revinrent dans des sacs mortuaires. En dépit de ces pertes, le Hezbollah demeure déterminé jusqu'au bout. Comme le Cheikh Nabil Qawooq, chef du Comité exécutif du Hezbollah, l'a souligné : « Nous exigeons la défaite des terroristes tout en remportant la victoire contre les complots takfiri ... parce que si la Syrie se transforme en un centre ou un couloir pour [l'État islamique] et d'autres groupes terroristes, ils n'auront aucune miséricorde pour le Liban ».
Naturellement ce soutien a été contré par les pays sunnites, qui voient une occasion rare de passer à l'offensive et déloger l'allié le plus ancien de l'Iran dans le monde arabe. En conséquence, ils ont financé et armé des milliers de combattants étrangers qui ont infiltré la frontière sud-est de la Turquie, les exhortant à joindre le combat. Ce qui provoqua ensuite une chute plus profonde de la guerre civile syrienne, alors que les États du Golfe prenaient ce soutien à un autre niveau, en fournissant des armes létales aux groupes rebelles, comme les très efficaces missiles TOW antichars américains, et en forgeant de puissantes nouvelles coalitions rebelles.
Ces efforts se sont avérés relativement réussis. À la mi-2015, le régime d'Assad avait perdu le contrôle de plus de 83% de son territoire, se retraitant dans son enclave côtière, encerclée de tous côtés par des forces hostiles. Comme ce fut le cas avec l'Arabie saoudite après l'offensive Houthi au Yémen, un sentiment de panique a secoué Téhéran le contraignant à prendre des mesures plus décisives. À la fin de Juillet, alors que l'encre avait à peine séché sur l'accord nucléaire, le Major général Qassem Soleimani de la Force Qods du CGR a volé à Moscou pour coordonner une intervention conjointe et sauver Assad. Quelques semaines plus tard, des centaines de troupes terrestres du CGR faisaient leur apparition en Syrie. Sous le parapluie aérien russe et soutenu par des milices chiites alliées, l'Iran a aidé l'armée arabe syrienne à lancer une contre-offensive dans les zones tenues par les rebelles à Homs et Alep au nord de la forteresse d'Assad. Bien que l'Iran persiste dans ses déclarations que ses troupes ne sont que des «conseillers militaires», le taux élevé de victimes - un soldat tué par jour - il est plus qu'évident à présent que c'est une guerre de l'Iran.
De plus en plus frustré par le succès de Téhéran sur le champ de bataille, le Conseil de coopération du Golfe avait sans précédent, pris l'initiative en février de désigner le Hezbollah comme une organisation terroriste. Plafonnant ensuite par la décision de l'Arabie saoudite d'imposer des sanctions à plusieurs entités du Hezbollah en Novembre dernier. Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, de son côté, répertoriait désormais les dirigeants saoudiens aux côtés de ses ennemis traditionnels, Israël et les États-Unis. Ses partisans en conséquence, ont annexé au répertoire de leur slogan « Mort à la famille Saoud » lors des vacances chiites de l'Achoura.
Il semble que l'Arabie saoudite est en train de perdre du terrain dans ce concours régional, si Riyad délaisse le pays qui avait longtemps servi de champ de bataille entre les deux puissances. En 2005, l'Arabie saoudite avait été un des premiers partisans de la coalition du 14 Mars et son mouvement politique sunnite contre le Hezbollah et l'influence syrienne au Liban. Mais en Février 2016, l'Arabie saoudite a décidé de punir le Liban pour avoir omis de condamner l'attaque de l'ambassade saoudienne à Téhéran le mois précédent. Riyad a annoncé qu'il arrêtait le versement de l'aide militaire de 4 milliards de dollars et autres soutiens aux Forces armées libanaises, cédant efficacement l'État côtier à l'influence iranienne. Référençant les nombreux conflits dans lesquels l'Arabie Saoudite est maintenant engagée, un diplomate expliquait que le Liban n'était « tout simplement plus une priorité ».
AVANTAGE : IRAN
L'escalade de la guerre par procuration sunnite-chiite a également déstabilisé la région d'une autre manière : En facilitant la montée de l'État islamique (IS) et fomentant une guerre intra-sunnite. Alors que divers groupes chiites se sont progressivement unis derrière le leadership iranien, les sunnites se sont divisés. En effet, les groupes djihadistes engendrés par le chaos de l'activité de l'IS sont en désaccord avec le royaume saoudien, en partie à cause de son alliance ouverte avec les États-Unis, même si les Saoudiens ont dans le passé récent servi comme patrons à des mouvements similaires. Dans la dernière année, l'IS a fait du royaume une cible de ses activités terroristes (la plus visible, l'attaque des mosquées chiites en Arabie Saoudite comme moyen pour enrager la population de la province orientale riche en pétrole et déstabiliser la monarchie saoudienne). Les Saoudiens se retrouvent ainsi dans la situation peu enviable de s'opposer simultanément à leur ennemi stratégique, l'Iran tout en faisant face aux menaces de sécurité immédiates à l'intérieur de leur propre camp sectaire.
Entre-temps, l'ascension fulgurante de l'IS en Irak et en Syrie a forcé un retranchement iranien plus profond dans ces pays. Alors que l'État islamique conquiert des morceaux de l'Irak, Bagdad subit une dépendance croissante de Téhéran pour sa sécurité, en particulier parce que l'administration d'Obama a clairement fait savoir qu'elle ne permettrait pas de vastes déploiements afin de récupérer le territoire irakien. Cela a contraint Bagdad à s'appuyer sur les milices chiites soutenues par l'Iran qui comblent le vide sécuritaire laissé par l'armée irakienne en retraite. Pourtant, les abus commis par ces milices chiites, organisées sous les «Forces de mobilisation populaires », ont pour effet de radicaliser davantage les populations sunnites qu'elles rencontrent, augmentant ainsi l'attrait des groupes extrémistes sunnites qui prétendent se battre pour leurs intérêts. Ce cercle vicieux renforce ainsi à la fois les chiites et les ennemis sunnites radicaux des États sunnites, intensifiant la violence dans la région.
PLUS À VENIR
Compte tenu du pavillon flottant de la direction américaine, de la flambée de l'influence iranienne et de l'expansion des engagements saoudiens sous le roi Salman, une bataille prolongée entre l'Arabie Saoudite et l'Iran semble inévitable. Mais plus l'Iran et l'Arabie saoudite se bousculent pour la domination dans la région, plus les conflits locaux les saperont, comme l'ont été la Syrie et le Yémen, et plus la violence sectaire s'abattra sur eux ainsi que sur leurs alliés.
Les événements de l'année écoulée démontrent que la guerre par procuration sunnite-chiite n'est pas seulement une escalade. Elle s'ouvre à une nouvelle phase, alors que nous commençons à peine à évaluer ses dangers.